Bulletin n°8 – Janvier 2012

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« La fonction de tiers : une fonction cruciale pour l’innovation inter-organisationnelle »

 

Le partenariat est devenu l’un des modes privilégiés d’organisation des entreprises et, plus largement, de structuration de l’activité économique locale. Les acteurs tiers jouent un rôle désormais prépondérant dans la mise en place et l’institutionnalisation de ces nouvelles régulations.

A partir d’un ensemble d’études de cas de pratiques de régulation émergeant dans des partenariats, nous analysons le processus de formation de ces nouvelles régulations inter-organisationnelles, et en particulier les modalités d’intervention des tiers dans ces processus.

Résumé de la Conférence

Le partenariat est devenu l’un des modes privilégiés d’organisation des entreprises et, plus largement, de structuration de l’activité économique locale. Qu’ils soient labellisés entreprise réseau, cluster, pôle de compétitivité, partenariat public-privé ou système productif local, ils sont le lieu de multiples innovations managériales destinées à réguler les interactions sociales qui y prennent place. Les acteurs tiers jouent un rôle désormais prépondérant dans la mise en place et l’institutionnalisation de ces nouvelles régulations. On peut en effet observer une véritable prolifération des tiers —qu’ils soient consultants, coaches, accompagnants  ou chercheurs‐intervenants,  services  sociaux  internes ou externes,  collectivités locales, agences de redéploiement, coordinateurs de pôles, etc. — qui endossent des fonctions de régulation diversifiées, allant de figures connues telles que le tiers arbitre, expert, ou médiateur, à des postures d’action nouvelles reposant sur un principe de « capacitation » des parties prenantes de ces partenariats émergents.

A partir d’un ensemble d’études de cas de pratiques de régulation émergeant dans des partenariats, Virginie Xhauflair a analysé le processus de formation de ces nouvelles régulations inter-organisationnelles, et en particulier les modalités d’intervention des tiers dans ces processus. Sur cette base, elle a pu constater le caractère crucial d’une fonction de tiers réflexif dont les modalités d’action sont en dissonance par rapport à la conception classique du tiers équidistant et désintéressé. Sa prise en charge, partagée par plusieurs acteurs, permettrait aux parties prenantes de ces régulations de dépasser les routines institutionnelles et les clivages identitaires dans lesquels ils sont empêtrés, pour entrer effectivement dans une dynamique d’innovation. Pour la distinguer de ce que recouvre en général la notion de tiers (expert, en position surplombante, légitime, désintéressé, etc.), elle nomme ce rôle particulier du tiers « fonction de tercéisation », en référence aux travaux de deux philosophes : Jacques Lenoble et Marc Maesschalck (2010).

Afin de permettre aux participants du petit déjeuner de comprendre comment a été construit le cadre théorique de cette fonction de tercéisation, Virginie Xhauflair a présenté deux études de cas contrastées. Tout d’abord le cas d’une pratique de pluri-activité totalement informelle de la part des travailleurs de Trilogi, une entreprise mondiale de transport express de fret aérien, et de PiecElec, autre entreprise assurant la logistique de composant électroniques, à partir de laquelle Virginie Xhauflair et ses collègues du Lentic ont tenté de construire un dispositif plus équilibré, sécurisé et formalisé. Ensuite, le cas du groupement d’employeurs Job’Ardent, que le Lentic a contribué à créer en collaboration avec la Chambre de commerce locale. Ces deux cas montrent comment se construit la flexicurité au niveau micro : ils permettent de saisir les éléments qui distinguent une « flexicurité soutenable » d’une flexicurité « non durable ». La réflexivité de Virginie Xhauflair par rapport à son propre rôle d’intervenant dans le développement de ces deux pratiques lui a également permis de mettre en évidence l’importance de la fonction de tiers, qu’elle avait en partie pris en charge dans le cadre de ces deux projets pilotes.  « C’est en mettant en parallèle ces deux cas que l’on s’est rendu compte qu’il y avait des choses différentes. De manière un peu manichéenne, on peut considérer le cas Trilogi comme un échec. C’est-à-dire que l’on n’a pas réussi à prendre appui sur cette pluriactivité des travailleurs et notamment sur cette complémentarité idéale entre Trilogi et PiecElec pour créer quelque chose d’un peu plus formalisé, d’un peu plus institutionnalisé. On considère au contraire Job’Ardent comme un succès parce que l’on a réussi à créer un groupement d’employeurs. Quand on s’en est retiré, il a continué à vivre sa vie et continué à se développer, il continue à engager des travailleurs. On a essayé de comprendre pourquoi, et c’est là que la fonction tiers prend toute son importance. On s’est rendu compte a posteriori qu’on n’a pas fait la même chose dans les deux cas. »

 Dans le cas de Trilogi, le Lentic est resté prisonnier de l’historique de la relation de conseil qui le liait à l’entreprise. « On envisageait avec la DRH des adaptations à la marge, en se disant que la complémentarité avec PiecElec était super. Si on arrivait déjà à construire quelque chose là-dessus, on pourrait élargir, trouver d’autres partenaires. Arriver à formaliser cela de manière à faciliter la coordination entre les deux entreprises, faciliter la vie des travailleurs qui cumulent ces deux activités. On est resté dans cette logique préexistante.

Dans le cas de Job’Ardent, il y a eu une association un peu inhabituelle entre les chercheurs et la Chambre de commerce, qui a permis aux intervenants de sortir de leurs routines. Pour Virginie Xhauflair, cette problématisation non routinière constitue un premier élément de la fonction de tercéisation : « Contribuer à une problématisation non routinière, c’est arriver à construire un processus de résolution de problème qui ne repose pas sur les routines des uns et des autres. Cela implique que le tiers ne soit pas seulement physiquement extérieur mais surtout qu’il ne s’inscrive pas dans les routines des acteurs qui l’accompagnent. »

Le deuxième élément, c’est un travail plutôt cognitif, que l’on peut appeler le reframing :  « dans le cas de Trilogi,  on n’a pas réussi à créer ce cadre. On n’a pas réussi à créer ce groupe de travail et le faire fonctionner. Tout le travail de recadrage a eu lieu dans le cadre du partenariat européen où il y avait le DRH de Trilogi et certains représentants syndicaux de Trilogi mais il n’y a avait pas de gens de PiecElec et il manquait d’autres parties prenantes. On n’était pas au complet. Tandis que dans le cadre de Job’Ardent, on a créé d’emblée quelque chose de nouveau et de spécifique au projet puisqu’il n’y avait rien avant. On ne s’est pas greffé sur un partenaire existant. On a créé un nouveau système d’action ». Or, c’est dans ce système d’action ad hoc et inédit que les acteurs vont pouvoir générer de nouveaux schémas d’interaction.

La troisième dimension de la fonction de tercéisation consiste en un travail de désenrôlement des acteurs, qui sont ensuite réenrôlés dans le cadre ad hoc. Or, dans le cas de Trilogi, « ce travail de désenrôlement et de réenrôlement a été mené par des acteurs qui n’étaient pas des décideurs, ou qui ne relayaient pas l’information, qui ne relayaient pas le processus dans leur organisation. Le DRH, qui était au comité exécutif, n’a pas relayé ce travail au niveau du comité de direction. Dans le cadre de Job’Ardent il n’y a pas d’historique de collaboration et d’emblée, il y avait de nouveaux rôles à endosser dans le cadre de la création du groupement d’employeurs ». Du côté des intervenants y compris, il y a eu un processus de transformation des rôles :  « On a dû s’ajuster, adapter nos méthodologies, trouver une manière de travailler ensemble ». L’enjeu ce n’est pas tellement le casting, ce n’est pas tellement ceux qui sont autour de la table mais plutôt le mode de coopération entre ces acteurs. Il s’agit d’aider les acteurs à s’extraire de leur rôle conventionnel pour permettre une transformation de leurs propres conditions de satisfaction.

Dans Trilogi, le mécanisme de pluri-activité était déjà en action à l’initiative des travailleurs, mais il n’a pas été possible de concrétiser les scénarios de développement qui avaient été élaborés : « on n’a pas réussi à passer à l’expérimentation parce que l’on bloquait sur des détails d’organisation du travail. Et puis il y avait cette hypothèse de complémentarité parfaite qui nous bloquait, qui était une hypothèse que nous portions aussi, nous chercheurs. C’est-à-dire que l’on ne peut pas créer une mutualisation si on n’a pas une complémentarité parfaite sur l’année par exemple. On recherchait ce Graal de la complémentarité qu’on ne trouvait évidemment pas ». Dans le cadre de Job’Ardent le projet a connu une longue maturation et des moments de stagnation. «  A un moment donné, on n’y croyait plus trop. On s’est un peu retiré. On a lâché prise. Et on est sorti de cette hypothèse de complémentarité parfaite. On a été poussé en cela par les entrepreneurs eux-mêmes. Ils ont créé leur groupements d’employeurs, presque malgré nous qui disions attention, il vous manque un partenaire ». Il semble que c’est ce passage à l’acte, cette acceptation des risques, qui a permis au groupement d’employeurs d’exister. Dès lors, la quatrième dimension de la fonction tercéisation est d’encourager une démarche par essais et erreurs et des ajustements. Il s’agit d’inscrire les acteurs dans une démarche incrémentale et itérative qui va permettre de faire progressivement ce travail identitaire, de modifier progressivement les conditions de satisfaction des acteurs par la confrontation à la réalité de terrain.

Le dernier élément de la fonction de tercéisation se nomme la comparabilité. Il s’agit de favoriser un processus de confrontation à l’extériorité qui permet aux acteurs de prendre du recul par rapport à ce qu’ils pensaient être du compromis idéal dans telle situation. «  Quand on est dans une telle relation d’intersubjectivité, cela permet de réévaluer sa position par rapport aux risques et donc, progressivement, de réduire l’incertitude, de réduire le sentiment de risque pour se mettre en mouvement et pour tester ». Ainsi, dans le cas de Trilogi, « on a essayé de les confronter à d’autres qui étaient dans des cas similaires. On leur a donné de l’info sur des systèmes de pluri-activité et l’opportunité de les rencontrer, mais ils n’ont pas embrayé. Dans le cas de Job’Ardent les entrepreneurs ont voulu rencontrer d’autres membres de groupements d’employeurs. Ils sont allés à des séminaires, ils ont eux-mêmes endossé la position de témoin privilégié dans le cadre des actions de recrutement, de mobilisation. Ils étaient là pour parler du groupement qu’ils étaient en train de créer. Ils se sont vraiment confrontés à la réalité ».

Ces cinq dimensions de la fonction de tercéisation permettent de qualifier des compromis existants, ou des bricolages émergents. Elles permettent aussi aux acteurs de se donner un cadre de travail, de se mettre d’accord sur un diagnostic et de se dire on pourrait en priorité travailler sur certaines de ces dimensions. Il s’agit d’aider les acteurs à faire le pari d’un compromis en leur proposant des outils qui vont leur permettre la réflexivité, qui vont stimuler le passage à l’acte. Il s’agit aussi de soutenir une prise en charge légitime de la fonction de tiers par diverses parties prenantes, c’est-à-dire d’autres acteurs que les tiers institutionnels ou les tiers légitimes. « On voit émerger des tas d’acteurs tiers aujourd’hui dans le cadre de la promotion des territoires, etc. Faut-il les disqualifier parce qu’ils ne seraient pas neutres et équidistants ? Ou peut-on dire que ces acteurs peuvent endosser avec d’autres cette fonction de tiers et donc cette fonction de tercéisation ? Nous pensons que oui mais moyennant certaines balises qui sont notamment l’explicitation et la clarification des intérêts du tiers, puisque tout tiers est toujours intéressé, tout tiers a des enjeux. Il nous semble que ce n’est pas un problème, il faut qu’il soit explicité. Le respect des balises posées quant à son action qui sont celles que nous avons évoquées et la stimulation des associations non routinières

entre tiers. Essayer de stimuler la prise en charge collective avec des tiers qui vont fonctionner ensemble, qui n’ont pas l’habitude, un petit peu comme nous l’avons fait nous chercheurs avec la Chambre de commerce, au détriment des tiers qui sont porteurs des clivages institutionnels et qui eux-mêmes ne pourront pas dépasser leur identité habituelle. Il me semble que c’est au travers de l’interaction de ces tiers et moyennant le respect de certaines balises qu’on peut soutenir des processus d’innovation inter-organisationnels ».

L’autre invité est Marc-André Vilette, et est lui-même tiers. Il a accompagné des dispositifs un peu similaires. Il était DRH et est maintenant enseignant-chercheur. Se reconnaît-il dans la théorisation proposée par Virginie Xhauflair ?

« Je suis un marginal sécant. Je pratique le travail à temps partagé depuis vingt ans, et  j’ai soutenu la seule thèse sur le sujet. Je propose comme définition du travail partagé : l’exercice simultané et/ou alternatif de plusieurs activités à vocation professionnelle.

Je suis là pour parler de mon rôle de tiers. Je suis co-responsable de la cellule RH d’un des 71 pôles de compétitivité en France, je suis pilote sur le département de la Loire du dispositif RH PME d’accompagnement des dirigeants de PME n’ayant pas de compétences RH en interne et j’accompagne également le déploiement d’un dispositif de prêt de personnel inter-entreprises. Je me retrouve dans l’idée de faire changer le regard des dirigeants par rapport à une problématique relativement classique de sureffectif des salariés pour des raisons de fluctuation saisonnière, de baisse d’activité conjoncturelle, de difficultés à proposer une mobilité interne. Mon travail est d’amener les dirigeants de PME, qui souvent en matière de RH ne sont pas très sensibilisés et en ont une certaine réserve, à aller encore plus loin en imaginant des dispositifs originaux, comme le prêt de personnel inter-entreprises ou le groupement d’employeurs. Je joue le rôle d’un tiers qui met en relation. Je suis en quelque sorte facilitateur. »

Un participant souligne le fait que les routines aident aussi à installer la nouveauté. Par contamination elles permettent aussi parfois de créer de l’innovation. Virginie Xhauflair souligne l’intérêt de cette réflexion sur les routines : « Mon idée de transformation des routines est plutôt sur l’idée des identités, sur l’idée d’essayer de changer les façons de coopérer, d’essayer de changer les modes d’interaction. Une fois que l’on a généré un mode d’interaction avec un acteur, on tend à le routiniser. Il me semble que la seule manière de travailler là-dessus c’est de travailler justement sur l’identité et sur la perception de l’identité de l’autre et de ce qu’il attend de moi ».

Un autre participant souligne une lacune : « Vous n’avez pas parlé de l’environnement. Est-ce que le rôle du tiers n’est pas d’abord de faire prendre conscience aux acteurs de la nécessité de la mutation? On peut s’estimer très bien dans ses routines. C’est une tendance assez forte des organisations. Comment adresser ce travail que j’estime préalable ? » Selon Virginie Xhauflair, « la modélisation théorique nous contraint à mettre de côté une série d’éléments qui ont eu un impact sur ces phénomènes. Différents éléments de contexte ont joué un rôle. On ne peut pas faire reposer le succès ou l’échec dans le processus uniquement sur la fonction de tercéisation. J’en conviens tout à fait. J’ai d’ailleurs travaillé là-dessus, c’est l’idée de la translocalisation. On va chercher une idée quelque part et on essaie de la rendre légitime dans un autre contexte. Ainsi, nous avons été le porte-drapeau de certaines idées nouvelles en matière de gestion de l’emploi pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, dans notre bassin d’emplois. Il me semble que cela va avec l’idée de la problématisation non routinière, c’est-à-dire de poser la problématique, la controverse, autrement. »

Un troisième participant relève une ambigüité dans le propos de Virginie Xhauflair, parce qu’on glisse du tiers à la tercéisation : « beaucoup de choses que vous avez dites sur le tiers ont déjà été largement travaillées dans la sociologie de l’intervention. Par contre vous apportez quelque chose de complètement nouveau sur la tercéisation. On n’est pas sur quelque chose d’attributif, on est sur la mise en évidence d’un processus. Certes, il faut que quelqu’un soit garant des règles de cette tercéisation et éclaire les acteurs qui sont en interaction sur les conditions, comme vous l’avez fait. C’est ce processus qui me paraît nouveau, beaucoup plus que la question du tiers même si elle est actuelle. »

« Quand les Plans de Sauvegarde de l’Emploi permettent-ils de sauvegarder de l’emploi ? »

Synthèse de la communication intitulée « Quand les Plans de Sauvegarde de l’Emploi permettent-ils de sauvegarder de l’emploi ? » et présentée au Colloque international CRIMT (Montréal 6-8 juin 2011) par Rémi Bourguignon et Pierre Garaudel

Les représentants du personnel poursuivent classiquement deux objectifs différents lorsqu’ils s’engagent dans la discussion d’un projet de restructuration porté par l’employeur. Ils cherchent, d’une part, à sauver un maximum d’emploi et, d’autre part, à améliorer les conditions de départ des salariés qui quitteront finalement l’entreprise. Dans notre étude, c’est le premier de ces deux objectifs qui est spécifiquement étudié. En appui sur l’exploitation   d’une base de données portant sur 137 opérations de restructuration intervenues en France entre 2008 et 2009, il s’agit de savoir si la proposition d’alternatives économiques par les salariés et leurs représentants permet effectivement de sauvegarder de l’emploi. Il s’agit également d’identifier les contextes favorables à une discussion économique du projet de restructuration.

Rappelons tout d’abord que l’encadrement institutionnel des restructurations en France est résumé dans la notion de plan social, fondée dans la deuxième moitié des années 1980 et devenue en 2001 plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Cette évolution, pour l’essentiel sémantique, est venue rappeler que le but premier du dispositif est bien de sauver des emplois. Aussi est-il fait obligation aux entreprises prévoyant la suppression de plus de 10 emplois sur une période de 30 jours et ce avant même de discuter des modalités de sélection et de reclassement des salariés qui quitteront l’entreprise, d’envisager les alternatives à ces suppressions d’emplois. Il peut s’agir de mesures de réduction du temps de travail, de recours au chômage partiel, de préretraite progressive mais aussi d’une évolution de la décision économique qui justifie les suppressions d’emplois. Parfois même peuvent être formulées des préconisations de nature stratégique impliquant de nouvelles utilisations du potentiel productif de l’entreprise.

Concrètement, la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi implique pour l’employeur d’informer et de consulter les représentants du personnel : il n’existe donc pas en France d’obligation de négociation en matière d’emploi en ce sens que l’employeur n’est pas tenu d’aboutir à un accord signé avec les représentants du personnel. Empiriquement, d’ailleurs, les observations accumulées sur les processus de restructuration pointent plutôt la difficulté des acteurs à discuter effectivement des décisions économiques et de leurs effets sur l’emploi. C’est pourquoi, pour certains, la plupart des procédures d’information-consultation se concentreraient sur le dispositif de reclassement et d’indemnisation proposé par l’entreprise et délaisseraient la question de l’emploi. Pourtant, dans une récente étude, nous montrions que des alternatives économiques sont promues par les représentants du personnel dans plus de 51% des cas et qu’il n’est pas rare que le sureffectif dans les PSE final soit inférieur au sureffectif initialement annoncé par l’employeur1. S’agissant de la présente recherche ici rendue compte, il ressort que le pourcentage moyen d’emplois sauvés est égal à 13,13% des suppressions d’emplois prévus dans les projets initiaux de la Direction. Ce pourcentage moyen va néanmoins de pair avec une forte dispersion. Le nombre d’emplois supprimés reste ainsi inchangé dans plus de la moitié des cas (54%). A l’inverse, peuvent être observés un nombre non négligeable de cas où le pourcentage d’emplois sauvés se situe entre 25 et 50% (40 occurrences soit 29,2% de l’échantillon) ou est supérieur à 50% (13 occurrences soit 9,5% de l’échantillon). Dans six cas, le taux d’emploi sauvés est même égal à 100%, ce qui signifie que le projet a été totalement abandonné.

Par-delà ce constat, un premier objectif de la recherche est d’examiner s’il existe un lien entre la proposition d’alternatives économiques par les représentants du personnel et la sauvegarde de l’emploi. Nos résultats tendent à corroborer l’existence d’un tel lien. Des propositions économiques ont été formulées dans un peu plus de la moitié des cas (72 observations, soit 53% de l’échantillon). Lorsque des alternatives économiques ont été proposées, des emplois ont été sauvegardés dans près de 70% des cas, le pourcentage moyen d’emploi sauvés étant de 16,80%. A l’inverse, s’agissant des 65 cas sans propositions d’alternatives économiques, le pourcentage moyen d’emplois sauvés est seulement de 9,06% et, surtout, 80% des procédures n’ont pas permis de sauvegarder des emplois.

Outre l’évaluation du lien direct entre proposition d’alternatives économiques et sauvegarde de l’emploi, un second objectif de l’étude est d’isoler les éléments contextuels qui conditionnent l’influence des propositions d’alternatives économiques. Trois variables de contexte potentielles sont, dans cette optique, plus particulièrement examinées : le statut de filiale étranger, le déclenchement d’une procédure de droit d’alerte et l’existence d’une restructuration antérieure.

1) le statut de filiale de groupe étranger : Les analyses de régression que nous avons menées montrent que l’incidence positive des propositions d’alternatives économiques est fortement contrebalancée par l’incidence négative liée au statut de filiale de groupe étranger. Le fait que l’opération de restructuration concerne ou non une filiale de groupe étranger est ici appréhendée comme un indicateur du degré d’éloignement des centres décisionnels. En effet, une difficulté régulièrement mise en avant par les représentants du personnel tient à l’éloignement des centres décisionnels. Or c’est précisément le cas des entreprises dont le siège qui concentre le pouvoir décisionnel en matière d’emploi, se situe à l’étranger. Dans cette configuration, les représentants du personnel n’interagissent pas directement avec les décideurs. L’absence de marge de manœuvre des représentants locaux de la direction se traduit fréquemment par une rigidité de la décision et finalement un information-consultation peu susceptible d’amender le projet initial.

2) l’existence d’une restructuration antérieure : un autre facteur contextuel ressort des analyses statistiques menées comme réduisant l’incidence positive des propositions d’alternatives économiques sur la sauvegarde de l’emploi, à savoir l’existence d’une restructuration intervenue moins de 3 ans auparavant chacune des opérations étudiées. Cet indicateur est utilisé pour identifier l’inscription de l’opération dans une logique de multi-restructuration. En ce sens, nos résultats tendent à confirmer que les restructurations inscrites dans un processus de restructuration en plusieurs étapes, se résumant souvent à la mise en œuvre d’un plan décidé plus tôt, sont moins négociables.

3) le déclenchement d’une procédure de droit d’alerte : nos résultats permettent de conclure, à l’inverse, que l’incidence positive des propositions d’alternatives économiques se trouve renforcée dans les situations de PSE précédé d’un droit d’alerte. Le déclenchement d’une procédure de droit d’alerte témoigne du degré de pro-activité des représentants du personnel. Cette procédure vise en effet à provoquer une discussion avec les dirigeants de l’entreprise. L’exercice de ce droit est prévu par le code du travail, qui dispose que « lorsque le comité d’entreprise a connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l’entreprise, il peut demander à l’employeur de lui fournir des explications.». Lorsque les craintes ou les soupçons des représentants du personnel s’avèrent fondés et qu’ils permettent effectivement de mettre à jour un projet de restructuration en gestation, l’exercice du droit d’alerte conduit ainsi à sortir de la configuration classique où les représentants du Personnel sont informés du projet de la Direction au termes du processus décisionnel, d’une certaine façon « mis devant le fait accompli », sans avoir été aucunement en mesure de peser sur les choix opérés. Par là même, il est plausible que lorsqu’il contribue à activer la procédure d’information/consultation, le déclenchement d’un droit d’alerte a pour effet de réduire en partie le déficit de préparation qui caractérise traditionnellement les élus du comité d’entreprise confrontés à l’annonce d’un projet de restructuration. Il témoigne en tout cas d’une volonté des élus de discuter du volet économique de la restructuration avant que le projet ne soit finalisé.

En guise de conclusion, il est possible de résumer les apports de cette recherche autour de trois points principaux :

La proposition d’alternatives économiques par les représentants du personnel a un effet positif sur le nombre d’emplois sauvegardés entre le début et la fin de la procédure d’information-consultation.

Le bénéfice tiré de la proposition d’alternative économique peut être neutralisé par un contexte peu propice à la discussion du volet économique de la restructuration. L’éloignement des centres décisionnel, ou encore l’inscription de la restructuration dans un processus multi-restructuration entrent dans cette catégorie. A l’inverse, d’autre éléments jouent un rôle favorable. C’est le cas lorsque les alternatives économiques proposées se combinent à une démarche d’anticipation et une attitude proactive des élus du personnel.

La proposition d’alternative ne se présente pas comme une condition nécessaire pour la sauvegarde de l’emploi. Dans un certain nombre de cas, le nombre d’emplois supprimés est revu à la baisse alors qu’aucune alternative n’est réellement portée par les représentants du personnel. C’est que la procédure légale inscrit nécessairement le processus décisionnel dans un temps relativement long au cours duquel l’incertitude est réduite et la décision ajustée ou encore au cours duquel le contexte économique peut changer. Enfin, l’absence d’alternative économique n’est pas équivalente à une absence de discussion économique puisque les représentants peuvent accepter les principes de la restructuration tout en en discutant les paramètres.

1Voir Bourguignon R. et Guyonvarch M., « La gestion des plans de restructuration en temps de crise. Bilan des activités d’expertise du cabinet Syndex », septembre 2010.

« L’entreprise en restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives »

Claude Didry et Annette Jobert, dir., Presses Universitaires de Rennes, 2010. Recension par Géraldine Schmidt.

Cet ouvrage collectif, coordonné par deux sociologues et directeurs de recherches à l’IDHE, réunit une quinzaine de contributions de chercheurs en sciences sociales mais aussi de quelques experts ou professionnels autour de la thématique des restructurations. C’est une conception élargie de la notion de restructuration qui est ici, à juste titre, privilégiée, qui va bien au-delà des fermetures de sites et vagues massives de licenciements dans certains secteurs industriels. Il s’agit ici du « processus de réorganisation de l’entreprise qui affecte son périmètre, son capital, ses marchés, ses méthodes de production, son organisation du travail, les compétences de ses salariés, et qui se caractérise par un impact plus ou moins direct sur l’emploi, tant dans son volume que dans ses dimensions qualitatives ».

Partant de cette définition, les différentes contributions viennent nourrir une série de questionnements sur plusieurs plans : l’entreprise en elle-même, ses frontières, sa gouvernance ; les décisions de restructurations, leur temporalité, le processus émergent qui les sous-tend, leur légitimité, les responsabilités associées ; les institutions de représentation du personnel, leurs rôles, leurs évolutions, les niveaux de régulation correspondants ; l’action collective plus généralement, ses modalités, ses objectifs, son influence sur le contenu des accords et la co-production de règles. L’ouvrage s’efforce ainsi de souligner les cadres et les dynamiques institutionnels à l’œuvre et les mobilisations collectives qui se forment dans les situations de restructurations.

L’un des grands atouts de l’ouvrage est de replacer le phénomène et les pratiques de restructurations, dans une perspective historique, ce qui reste finalement rare. Cette mise en perspective historique permet de souligner à la fois une forme de continuité et de récurrence des enjeux et des débats autour des restructurations (les tensions entre modernisation et emploi, le partage des responsabilités entre l’Etat et les entreprises, etc.), mais aussi certaines différences majeures dans les motivations, les modalités et les effets des restructurations d’une période à une autre. Cela permet également de mettre en évidence le processus d’institutionnalisation des pratiques et du rôle des pouvoirs publics.

La dimension internationale apporte également beaucoup à la lecture des pratiques de restructurations dans le monde, tant dans la comparaison qu’elle opère entre certains cadres juridiques nationaux (France, Grande Bretagne, Canada) que dans l’analyse du cadre juridique communautaire, dans l ‘étude de restructurations d’entreprises multinationales ou transnationales, dans la compréhension du rôle des comités d’entreprise européens, ou encore dans l’analyse des vastes programmes de recherche et de réflexion qui se sont développés depuis le milieu des années 2000 (Agire, Mire, Irénée, etc.).

La partie consacrée à la négociation, ses différents visages et reconfigurations, s’avère particulièrement riche, même si elle ne concerne que le contexte français. La question de la logique d’engagement (entre représentants de la direction, représentants des salariés et salariés eux-mêmes) que les auteurs soulèvent dans le chapitre sur les accords de méthode est fort stimulante, et ouvre de manière optimiste le champ des possibles en matière de négociation es restructurations, même si les observations récentes viennent plutôt remettre en cause cet optimisme si l’on se réfère à la tendance accrue à l’individualisation de la relation d’emploi de ses modalités de rupture (montée en puissance des revendications indemnitaires, explosion du nombre de ruptures conventionnelles, etc.).

Enfin, la construction de l’ouvrage combine de manière heureuse des chapitres plutôt de nature théoriques, historiques ou juridiques et relativement génériques, avec des chapitres rapportant les résultats d’études empiriques qualitatives (cas spécifique d’entreprises ou un cas de branche sectorielle). Dans cette diversité de prismes d’analyse, l’ensemble des parties prenantes des restructurations sont ainsi intégrées à la réflexion : salariés, IRP, dirigeants, experts, pouvoirs publics, sous-traitants. Sans doute la dimension territoriale, locale, aurait-elle mérité une attention particulière, tant elle s’avère dans de nombreux cas de restructurations une dimension majeure, à la fois dans le rôle des acteurs locaux dans les situations de restructurations, mais aussi des effets des restructurations sur un territoire donné. Sans doute aussi peut-on regretter, à titre « institutionnel », que les travaux des chercheurs en sciences de gestion n’aient pas été convoqués à l’occasion de cette belle réflexion collective, sur un sujet social et économique on ne peut plus actuel et crucial.