15 avril 2010 – Conférence petit-déjeuner "L'influence syndicale sur les décisions de suppression d'emplois"

La chaire M-A-I organisait le 15 avril 2010 un petit-déjeuner débat autour des résultats de la thèse de doctorat consacrée par Rémi BOURGUIGNON à l’influence syndicale sur les décisions de suppressions d’emplois. Maurad RABHI, secrétaire confédéral CGT, nous a fait l’honneur de venir en discuter les principaux résultats. Le débat était animé par le professeur José ALLOUCHE.
 
Rémi Bourguignon : Dans cette recherche, je me suis intéressé au lien entre la présence de syndicats dans les entreprises et le recours aux suppressions d’emplois. La question n’est pas proprement nouvelle puisque de nombreux économistes y ont travaillé, essentiellement dans les pays anglo-saxons dans les années 70-80. Cela correspond à des contextes spécifiques : c’est la Grande-Bretagne avec l’arrivée de M. Thatcher, ce sont les Etats-Unis avec l’arrivée R. Reagan. Se pose, à ce moment là, la question de l’effet des syndicats sur l’économie en général et sur l’emploi en particulier et les premières études sur le sujet auront nourri les argumentaires de politiques anti-syndicales.
L’argumentation générale à cette époque-là reposait sur une lecture strictement économique : on considérait le syndicat comme un agent économique qui pèse sur le coût du travail et donc, par effet de réaction, susceptible de causer une dégradation de l’emploi.
Il m’a semblé intéressant d’interroger ce champ dans le contexte français actuel:
D’une part, les restructurations ne sont plus simplement une réaction à une situation qui aurait été dégradée (coût du travail élevé) mais où elles sont conduites de manière également pro-active par des entreprises en situation économique tout à fait acceptable.
D’autre part, dans un contexte économique toujours plus complexe, il est parfois difficile de comprendre les déterminants, les fondements économiques et la légitimité de ces décisions. D’autant que cette complexité a amené un retrait de l’Etat dans la régulation des suppressions d’emploi. Avec l’abandon symbolique en 1986 de l’autorisation administrative de licenciement, qui signifie que ce n’est plus l’Etat qui pose la règle de la légitimité de la restructuration. De plus en plus, on s’en remet à ce que certains spécialistes en droit social appellent « légitimation négociée », c’est-à-dire la production de la règle par la confrontation entre les partenaires sociaux pour mieux en assurer la pertinence locale. Cela ne marche pas très bien : on recourt beaucoup au juge mais on se rend compte qu’il n’est pas forcément le mieux placé pour décider.
Donc ce qui m’intéressait c’était le syndicalisme non comme agent économique mais comme agent de régulation, pour voir dans quelle mesure il permet de poser des règles et de peser sur la décision elle-même (et non sur les modalités d’accompagnement).
Ce qui m’intéressait également c’était de quitter une approche contractualiste. On accepte souvent que dans les entreprises il n’y aurait pas de négociation sur l’emploi, et que cela arrangerait tout le monde, les syndicats n’ayant pas envie d’être tenus pour co-responsables. Pour cette raison, on étudie peu la question. A cette lecture, j’ai préféré une approche plutôt comportementale. L’idée est que ce n’est pas parce qu’on ne signe pas d’accord qu’il n’y a pas d’effet. La présence de syndicats peut peser sur le comportement et sur les processus décisionnels dans les entreprises.
De ce point de vue, deux grandes thèses possibles : la première, optimiste, consiste à voir le syndicat comme un contre pouvoir qui discipline les dirigeants en les obligeant à argumenter et finalement à rationaliser la décision. Le recours aux suppressions d’emplois en serait moins systématique. Là où il y a des syndicats, on aurait une analyse socio économique plus poussée et une conclusion — probablement trop rapide — serait que là où ils sont présents on supprimerait moins d’emplois.
Ce que j’ai observé à travers une analyse quantitative, sur une enquête du ministère du travail, et une étude de cas dont on parlera tout à l’heure, c’est que les dirigeants ont une attitude différenciée selon le type de syndicats qu’ils ont en face d’eux. Pour le dire vite, ils vont distinguer les syndicats portés à contester les fondements de la décision et ceux plus préoccupés par la revendication sociale en négociant les indemnités et le dispositif d’accompagnement. Ces dirigeants seraient moins ouverts à la discussion avec ceux qui remettent fondamentalement en cause leurs décisions qu’avec ceux qui vont chercher à en négocier la mise en œuvre. On partage ainsi beaucoup moins d’information avec les syndicats qui opposent une rationalité alternative, une autre vision de l’économie. Statistiquement, on voit un accroissement de l’asymétrie de l’information, signe d’une direction qui se renferme sur elle-même et, par suite, une exacerbation des décisions mécaniques en matière de suppression d’emploi, On observe donc un accroissement des suppressions d’emplois en présence de syndicats perçus comme plus radicaux par les décideurs.
Evidemment, des tests de contrôle ont été effectués et ont permis de vérifier que cela n’est pas lié à une situation économique différente. L’accroissement du recours aux suppressions d’emplois n’est pas lié, dans ce cas, à des salaires plus élevés ou une performance économique dégradée. L’explication économique est marginale dans ce phénomène.
Concernant l’étude de cas réalisée, il s’agissait d’un sous-traitant automobile. Le cas est intéressant car l’entreprise avait assez peu de marge de manœuvre, prise entre une décision imposée par les constructeurs et la contrainte de créer du consensus pour maintenir la paix sociale et ne pas avoir à payer les éventuelles pénalités pour retard de livraison en cas de grève. Si bien qu’il y avait une situation paradoxale : la décision n’est pas discutable mais il faut la faire accepter.
L’entreprise a alors innové en instaurant une instance particulière pour négocier. Le DRH est allé chercher les fédérations syndicales pour discuter. Pour le DRH, celles-ci étaient connues comme n’étant pas dans la contestation systématique mais intéressées à rechercher des possibilités de reclassement pour les salariés concernés. Ça a d’ailleurs plutôt bien fonctionné puisque des taux de reclassement élevés ont été atteints avec des indemnités également élevées. Donc un PSE plutôt de haute tenue mais qui a permis d’évacuer la question de la règle et de la légitimité de la restructuration.
Voilà dans les grandes lignes la recherche et ses principaux résultats. 
 
Maurad Rabhi : Je suis à la direction de la CGT en charge de l’emploi-chômage, et Secrétaire général du textile-habillement-cuir, donc j’ai été amené à suivre de très près le dossier de cette entreprise.
Je voudrais juste revenir un peu sur ce que vous avez dit sur la fin. Vous dites qu’on a travaillé l’accompagnement social, oui mais après la compréhension de la stratégie. C’est un point de divergence pour nous avec d’autres organisations syndicales mais c’est un point très important pour la CGT : pour réussir une restructuration il faut que la logique en soit comprise. Sur le cas Autotex par exemple en 2006 cela s’est relativement bien passé, alors que 700 emplois étaient en cause, car on a pris le temps du dialogue pour expliquer la stratégie. Il y a eu un vrai dialogue social. A partir du moment où l’explication est claire et où les experts ont pu travailler, il n’y a pas de problème. On est capable de comprendre et on est capable derrière de s’asseoir et de travailler les mesures sociales.
Les réactions de plus en plus violentes que l’on voit parfois aujourd’hui se produisent dans des cas où on ne comprend pas la logique. Cela se passe mal quand par exemple une entreprise qui fait 300% de bénéfices veut fermer le site de Grenoble pour aller produire en Tunisie. Ou quand Lejaby, à l’heure actuelle, décide de diminuer la production de la lingerie en France de 30% à 10%, supprimant 600 emplois. Comment voulez-vous expliquer aux salariés qui ont fait la marque et se sont impliqués depuis des années qu’on supprime leur emploi, en pleine crise, pour gagner beaucoup plus d’argent ? Et l’on voudrait que les organisations syndicales discutent simplement de l’accompagnement de telles décisions ? Je ne suis pas d’accord, et la conception du syndicalisme de la CGT n’est pas celle-là !
Je comprends que l’entreprise a besoin de bouger, de se restructurer, et suis d’accord pour en discuter, mais dans un cadre bien compris. Pas de décision prise à l’autre bout du monde sans explication comme trop souvent Si le cadre est bien compris, les choses se passent bien.
Je reviens sur Autotex notamment à propos d’un de ses établissements qui dernièrement a fait les feux de l’actualité. Je refuse d’aller au ministère éteindre un incendie avec le verre d’eau qu’on me donne : j’avais alerté le groupe, pressé par les donneurs d’ordre de délocaliser la production vers les pays de l’est il y a un an et demi, sur la nécessité de changer de comportement et de stratégie. J’étais intervenu au ministère l’année dernière pour les faire bénéficier, en raison de leurs difficultés, du Fonds Stratégique d’Investissement. Une semaine après avoir reçu 55M d’euros d’aide publique ils annoncent 600 suppressions d’emplois. Explication : entre 2006 et maintenant la direction a été remplacée par des tueurs. Ce genre de situation est bien connu et il est inévitable que les choses se compliquent. C’est la conception du dialogue social qui est en cause.
Si je reviens sur vos résultats. Vous dites que l’on observe plus de suppressions d’emplois dans les entreprises à majorité CGT. Alors ce qui est vrai, c’est que la CGT donne, par principe, la priorité à la défense de l’emploi. D’où sa stratégie :
1- Chercher à comprendre la réorganisation en projet
2- Faire des propositions alternatives
Faute de ces 2 possibilités elle durcit, chaque fois, sa position. Le syndicalisme n’est pas là pour simplement accompagner les décisions de restructuration.
Je pense que c’est un peu une hypothèse de dire que chaque fois qu’il y a la CGT l’emploi est moins fort. Je nuancerais un petit peu : car si c’était vraiment le cas, vu l’implantation de la CGT dans les entreprises françaises, pourquoi l’emploi n’y est-il pas en meilleure situation ?
 
José Allouche : Pouvez-vous préciser, Rémi, comment vous avez obtenu ce résultat ?
 
Rémi Bourguignon  : Oui, bien sûr. Je ne suis pas entré directement par ce côté en identifiant la CGT car on retient souvent les résultats bruts en oubliant toute l’interprétation et l’explication. J’ai donc préféré livrer l’interprétation d’abord, mais puisque Maurad introduit cet élément je vais peut-être le préciser.
Je disais effectivement que sur la partie statistique on observe un moindre partage d’information lorsqu’un syndicat est perçu plus négativement par la direction et donc des processus décisionnels dégradés, une analyse socio-économique moins poussée. Et comme la CGT est plus souvent associée à cette perception négative de la part des dirigeants on observe statistiquement que les suppressions d’emplois sont plus fréquentes là où elle est majoritaire. Ici, ce n’est pas une hypothèse mais une corrélation statistique. L’intérêt réside plus dans l’interprétation que l’on va donner au phénomène, avec cette réserve que la CGT n’est pas un tout absolument homogène et que l’organisation est elle-même traversée de nuances. J’ai d’ailleurs pu l’observer dans le cas de Autotex par exemple, où dans un établissement 2 sections syndicales CGT se sont trouvées en conflit.
Voilà pour l’explication sur ce lien.
Si je réagis sur la 1ère partie, la direction de l’entreprise avait parfaitement conscience de la nécessité d’expliquer la décision, pour maintenir la paix sociale et créer un consensus. Ils savaient qu’ils ne pouvaient pas faire l’impasse sur l’explicitation. C’est justement parce qu’il leur fallait jouer la transparence qu’ils ont fait appel à des organisations syndicales qui n’allaient pas utiliser les informations pour contester le fond et mettre en cause la décision.
 
Maurad Rabhi : Je reprendrais une seule phrase que vous avez dite au démarrage, et qui est juste : comprendre les restructurations c’est comprendre la logique économique. C’est du bon sens. Je reviens sur le cas de Lejaby : on y a fait il y a 6 mois une 1ère réunion de Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences, puis la 2ème a été bloquée parce que la direction n’a pas voulu expliquer la stratégie à court et à moyen terme : on voulait comprendre la logique du groupe au moins sur les 2 prochaines années (au niveau de la loi c’est 3 ans). Ils ont préféré casser la réunion et ne plus poursuivre la négociation dans le cadre de la GPEC puisque le seul fait de l’avoir ouverte les protégeait juridiquement. Et 2 mois après on annonce 300 suppressions d’emplois et 3 fermetures d’entreprises. Comment voulez-vous que les gens qui ont donné 30 ans dans de telles entreprises ne se rebiffent pas ? Tout ne doit pas être permis. Il doit y avoir des règles du jeu avec des leviers et pénalités pour les obliger à les respecter. Si on reprend le cas Autotex, j’ai essayé de les alerter là-dessus. Il y a quatre ans, je me suis impliqué mais maintenant je n’ai plus envie de les aider. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des salariés excédés qui montent au créneau. Quand les gens sont dos au mur, ils ont deux possibilités : soit ils baissent la tête et ils sortent, soit ils se rebiffent… Et il y a des cas où ils se rebiffent…
 
Bruno Cesar (Cesar Consultant) : Je suis complètement de votre avis à propos de la légitimité et de la citoyenneté. Un projet de restructuration n’est pas fait pour faire du mal mais parce que l’on ne peut pas faire autrement. Il y a donc une logique responsable, et le livre I se doit d’être un outil qui explique pourquoi on en est là et vers quoi on va. J’en suis intimement convaincu. Et je constate un certain nombre de situations d’illégitimité où des comportements de coyotes et de barbares entrainent logiquement des réactions agressives.
Par ailleurs je comprends les résultats auxquels vous êtes arrivé dans votre thèse car je constate que le dialogue, dans certaines entreprises, est si mauvais que l’on n’aborde pas les problèmes. Le comité d’entreprise n’y fait pas son travail et on attend le dernier moment, celui où l’on ne peut plus rien faire, pour parler des vraies difficultés, alors que c’est en amont que l’on devrait pouvoir aborder la problématique économique, la gestion des compétences. Et cela au-delà de l’entreprise, sur la logique du bassin d’emplois : comment préparer ceux qui vont sortir à répondre en termes de qualification aux besoins d’entreprises de l’environnement ? C’est un point important pour moi.
Enfin, je pense que la loi est aussi un frein pour penser en avant : pouvez-vous raisonnablement aller chercher des emplois dans le bassin sans en parler avec vos partenaires ? Difficile. Délit d’entrave, réprimé au pénal. Certaines entreprises doivent alors faire appel à des tiers, comme nous par exemple, pour faire des études économiques, prendre ces contacts et arriver à la négociation, avec la capacité de recaser tout de suite 50% des personnes concernées, ce qui est déjà remarquable.
Voilà les 3 observations que je voulais faire. Dans un certain nombre d’entreprises on est traumatisé par la relation avec les partenaires sociaux, on la subit. On ne donne pas la compétence aux syndicalistes (quelquefois même au management) de comprendre l’économie, la stratégie, les formations sont inexistantes, et donc on a les situations de blocage que l’on mérite.
 
José Allouche : Vous avez dit « ce qui est important c’est de comprendre la stratégie mise en œuvre ». Cela me perturbe un peu : on pouvait lire hier dans un article du Monde dans la bouche d’un des responsables interrogés au sujet des industries textiles, Dim, Lejaby : « Le coût du travail dans les pays du Maghreb, dans cette industrie, est 4 fois inférieur à celui de la France » : la stratégie ici est donc facile à comprendre. Et pourtant cela n’implique pas que le salarié soit d’accord. Sinon, on serait dans le déterminisme économique, on ferait que tout le monde devienne au sein d’une entreprise des économistes qualifiés, compétents pour toujours accepter la décision qui est prise. Ma remarque vaut pour Rémi, et surtout pour Maurad : comprendre la stratégie est-il suffisant ?
 
Maurad Rabhi : Oui, mais la question est « de quelle société avons-nous envie ? ». Tout n’est pas permis et la règle du dumping ne peut être acceptée comme seule règle pour justifier une ouverture ou une fermeture d’entreprise. D’autant plus que l’on trouvera toujours un pays où le coût est moindre !
Exemple : fermeture des entreprises Dim à Autun. Je discute avec les chefs d’entreprise, ce qui m’intéresse toujours pour comprendre leur façon de raisonner. Le patron européen me dit : « Monsieur Rabhi vous faites un beau métier, vous vous occupez des hommes. Moi, mon métier c’est de faire le plus de fric possible. Au-dessus de moi, ce sont des fonds de pension. Donc si vous faites trop de résistance, la seule chose que vous allez gagner c’est ma tête sur un plateau « . Je lui demande s’il trouve logique, alors que 80% du marché se situe en France, qu’on produise en Asie parce que cela coûte 20 fois moins cher, et s’il pense que cela va durer longtemps. Oui, me répond-t-il, « nous sommes conscients qu’un jour ou l’autre en Asie, dans 20 ou 30 ans, il y aura une explosion sociale. Mais d’ici là on va gagner beaucoup d’argent, et vous savez, il reste l’Afrique, qui n’a pas encore été exploitée, on ira en Afrique » ! Devons-nous entrer dans de telles logiques ? Je dis non : on n’accepte donc pas n’importe quoi, et à un moment donné le politique doit reprendre la main sur l’économique. Le drame c’est que au moment de ces fermetures les politiques que l’on voit avec leur écharpe n’ont pas la capacité de revenir sur les aides accordées précédemment ni de peser sur les décisions. Pire, face à des fonds de pension, il est déjà arrivé que même le ministre de l’industrie ait du mal à trouver un interlocuteur en face de lui.
Donc il faut des règles, élaborées ensemble, et auxquelles les entreprises s’adaptent.
Aujourd’hui les 2 demandes de la CGT dans ce sens sont :
1- Le droit de veto, non pas dans l’idée de bloquer pour interdire l’application de la décision mais pour prendre le temps de la comprendre et donner la possibilité à un juge d’intervenir si la situation n’est pas claire (sur la notion de licenciement économique en particulier)
2- Le droit d’entrer dans les conseils d’administration, avec voix délibérative, pour comprendre au plus haut niveau les stratégies qui s’opèrent dans le temps. On a besoin d’évoluer, mais il faut protéger notre marché, au moins à l’échelle européenne.
Je vais reprendre un autre exemple : SCA, groupe suédois : A la suite d’une perte de 60% sur le marché des couches en moins d’un an, ce groupe qui a 3 sites d’usines (Pologne, Suède et France) doit en fermer un. Ce groupe a des pratiques de bon dialogue social et la décision est compréhensible. En principe cela devrait se faire uniquement sur le critère du coût du travail. Or c’est le site français qu’il est décidé de supprimer, alors le coût y est moins élevé qu’en Suède. C’est du protectionnisme. Contester ? Entamer une procédure ? Ou du juridique ou un rapport de forces. Il ne faut pas être naïf : chacun défend son marché. Et iI serait bien que nos politiques aient ce souci, non de protectionnisme mais de privilégier les entreprises françaises. Les marges de manœuvre pour les syndicalistes sont faibles. Il est plus que temps que les politiques reprennent un peu la main sur l’économie.
 
Frédéric Bruggeman : 2 observations sur la stratégie
Par rapport au périmètre de l’étude de Rémi Bourguignon, on constate des différences :
Ø       Selon les branches : on constate que l’explication de la stratégie est différente en fonction de la nature de l’activité dans laquelle on est.
Ø       Selon aussi les cultures des syndicats d’employeurs (en parallèle avec celles des syndicats de salariés) : si vous regardez la chimie et la métallurgie par exemple, l’idée de partager la stratégie n’est visiblement pas la même… Donc les variables dans les études ne sont pas les mêmes.
D’autre part quand on parle de restructurations on ne parle pas que d’économie, obligatoirement. Aussi cette demande l’explication de la stratégie correspond à plusieurs nécessités :
On sait que les restructurations font mal à tous ceux qui les subissent, direction comprise. Une étude faite en France en 1972 en mesure les conséquences sur la stabilité de l’emploi et sur la santé (constatation renforcée par une étude suédoise). La 1ère fonction du partage de la stratégie est donc de permettre à des gens qui se sont investis psychiquement dans leur travail de se réapproprier le sens de leur vie. Il permet d’éviter le discours sans préavis : « tout ce que vous avez construit  ne vaut rien », dont on ne se relève pas.
La 2ème fonction est de vérifier l’absence de solution alternative : on plonge dans l’économie, où une vielle histoire, très connue, est : « un prix est un fait, un coût est une opinion ». Le coût du travail au Maroc, par exemple, est un fait qui ne se discute pas, mais le coût de production d’un slip ou d’un soutien-gorge au Maroc est beaucoup plus complexe à évaluer (qualité, productivité, coût du transport et beaucoup d’autres facteurs à mettre en oeuvre) ! Nous étions arrivés après étude avec D. Paucard d’une centaine de plans (il complètera si je me trompe), à la conclusion que 10% des licenciements auraient pu y être évités, et cela principalement sur des questions de discussion autour de l’organisation.
Un 3ème point enfin est l’intérêt aussi d’anticiper pour les salariés : tout le monde comprend bien maintenant que l’on est dans un monde de restructuration permanente, et soit on est dans le début d’une longue série soit c’est une action visant à remettre sur des rails qui ensuite ne seront pas trop agités. Du coup, les salariés commencent à bouger eux aussi et demandent de pouvoir s’approprier un matériel professionnel. Ce qui est plus ou moins facile selon le niveau de qualification du travail et l’environnement géographique. C’est à quoi répond la GPEC, dont on a vu tout à l’heure comment elle peut être dévoyée, mais qui peut permettre une véritable anticipation sur les métiers.
 
Maurad Rabhi : Je suis d’accord avec vous pour en souhaiter une véritable mise en œuvre. Il faut pour cela que soit mieux cadrée l’information donnée sur la stratégie. Les obligations qu’ont les chefs d’entreprise aujourd’hui sont un peu limitées. Refus du MEDEF de communiquer la stratégie pour des raisons de confidentialité nécessaire vis-à-vis des concurrents.
 
Rémi Bourguignon : Je reviens sur la question précédente : même si les salariés sont tous des experts en économie ce n’est pas suffisant pour qu’ils soient tous d’accord : comprendre n’est pas accepter. On est là au cœur de ce que j’appelais tout à l’heure le problème de la régulation. Il s’agit de tendre vers un compromis qui permet de concilier les exigences économiques et sociales. B. César disait que deux 2 besoins vont de soi : légitimité et anticipation. Le problème c’est justement que l’on n’est pas tous d’accord sur ce qu’est une restructuration légitime et que anticiper revient à mettre sur la table ce conflit de rationalités. On ne veut pas tous la même société, et c’est la raison pour laquelle, consciemment ou non, les décideurs vont donner une « prime », sous la forme d’un surcroît d’information, à ceux qui ne viennent pas contester leur rationalité. La notion de régulation c’est donc s’entendre sur ce qu’est une restructuration légitime. L’Etat s’est retiré de ce débat et on espère que la négociation collective va le remplacer. Seulement, on s’aperçoit que cela n’est pas si simple. Une piste est effectivement de rééquilibrer un peu le rapport des forces pour forcer les acteurs à discuter. La CGT a des pistes : le droit de veto, l’administrateur salarié, qui peuvent aller dans ce sens. On pourrait aussi se poser la question : cette régulation doit-elle avoir lieu au niveau de l’entreprise ? des secteurs d’activité ? de l’Etat, qui peut être supranational ?
Sur les aspects plus techniques, pour répondre à Frédéric Bruggeman, l’analyse quantitative porte sur 800 établissements français, tous secteurs d’activités, mais l’analyse n’est pas différenciée par secteur. Le résultat global obtenu serait probablement nuancé si on le traitait sous cet angle. Et donc la question des syndicats d’employeurs n’est pas abordée puisque l’on se situe au niveau des établissements et qu’ils n’interviennent pas. Mais si on se pose la question de négociations au niveau sectoriel ou interprofessionnel on n’est pas sûr d’avoir des syndicats de dirigeants qui seraient partants.
 
José Allouche : Oui mais la distinction établissement-entreprise n’épuise pas la pertinence de la remarque concernant l’influence de la culture du syndicat d’employeurs sur la logique du dialogue social et les formes de négociations.
 
Rémi Bourguignon : On observerait à ce moment là une homogénéité de comportement dans certains secteurs d’activité liée à une influence du syndicat patronal.
 
Jean-Pierre Aubert : sur la légitimité de la restructuration, un dialogue suppose qu’il y ait un minimum de terrain commun. Il est important de trouver un certain cadre commun si on veut permettre à chacun d’exprimer complètement sa position. Dans quelles conditions peut-on le construire ? Je me méfie un peu de la loi et du recours au juge. Accords de méthodes ? J’ai peur qu’on ne trouve jamais une définition satisfaisante de la légitimité, chacun ayant ses critères au sujet de sa construction.
Il faut donc chercher dans ce process du dialogue social la construction d’une légitimité, tout en sachant que le rapport de forces finira inévitablement par prendre le dessus (ce que personne ne contestera).
Les syndicats arrivent dans certains pays, comme la Suède, à trouver le process qui rend possible cette construction : obligation y est faite que le syndicat expertise le projet de l’entreprise. Avec la réserve de la situation de co-gestion, mais l’important c’est d’avoir construit ce process.
J’ai travaillé avec F. Bruggeman et D. Paucard sur le concept de restructuration « responsable » (et non « légitime ») on a plutôt mis l’accent sur la bonne façon de faire et sur le traitement des conséquences. On n’a jamais trouvé via le terrain la possibilité de mettre l’accent sur l’amont : très peu de solutions présentées comme cela. On a des opérations où la légitimité a été construite, telles Autotex, mais on n’a pas trouvé comment formuler la bonne méthode pour y arriver.
En ce moment à la SNCF les syndicats réclament à juste titre un process d’élaboration en amont. Mais cela veut dire que de part et d’autre il faut changer un peu de méthodes. Je reviens à ma question à Maurad, dont l’expérience est intéressante : quels sont les ingrédients pour que les organisations syndicales se sentent un peu plus présentes dans ce débat en amont sur la stratégie ? Elles le réclament de la part de la direction et des politiques mais c’est aussi leur rôle de produire et d’afficher plus précisément les conditions de ce process qui serait à leurs yeux légitime. Il ne suffit pas d’avoir un expert.
 
Maurad Rabhi : Je suis d’accord sur la nécessité de l’expertise mais la légitimité du process suppose :
·   Du temps : l’entreprise ne l’a pas
· Des moyens : c’est l’expertise. Or les experts travaillent parfois dans des conditions plus que limitées et sont nommés sur les mesures d’accompagnement et pas sur l’expertise économique (bien que l’on s’arrange pour l’obtenir).
L’existence, avant le basculement dans les mesures sociales, d’un réel débat sur les propositions alternatives quand elles sont possibles (dans l’exemple de la délocalisation d’Olympia, on a su comprendre qu’il n’y avait pas d’autre solution) facilite grandement le consensus. Faute de temps pris pour ce débat, avec la  production d’arguments nourris, construits, face à ces propositions, il y a frustration.
Des éléments récemment introduits par ailleurs, comme la concomitance des livres, sont autant d’empêchements supplémentaires à la légitimité de la restructuration. Comment avoir un débat serein sur la stratégie quand les salariés sont mis à la dernière minute face aux chiffres et aux échéances, avec le souhait de la direction que cette période  de désorganisation soit la plus brève possible ?
Or on a déjà constaté que ce débat, avec l’aide des experts, pouvait aboutir, sinon à un changement de stratégie du moins à des améliorations.
 
Alain Braud (Michelin): je suis tout à fait d’accord avec cette logique : le temps après l’annonce est compté, c’est donc en amont qu’il faut l’utiliser. Les moyens d’expertise dont on dispose sont permanents : le vrai débat devrait l’être aussi.  
 
Maurad Rabhi : l’anticipation est effectivement une des clefs, mais à condition que tout soit mis sur la table.
 
Rémi Bourguignon : quand on parle de l’expertise, on se réfère habituellement à l’expertise extérieure apportée aux personnes censées négocier dans l’entreprise. Mais cela suffit-il ? Se pose également la question des compétences détenues par les délégués syndicaux eux-mêmes. La formation syndicale est-elle une perspective pour les centrales ?
 
Maurad Rabhi : Je dis toujours aux chefs d’entreprises que je rencontre : « vous avez les délégués que vous méritez ». La vocation première d’un salarié n’est pas de comprendre l’économie. Si l’on veut avoir des interlocuteurs responsables, mettons en place des moyens, des droits syndicaux car, pour le moment, nous n’avons pas de moyens pour ça. L’exemple de l’importante mutation de Rhône Poulenc en son temps en est une illustration : c’est grâce au dialogue, avec des délégués formés, que cela a pu se faire correctement.
 
Frédéric Bruggemann (Amnyos Consultants) : le projet MIRE auquel nous avons participé montrait que ce débat se pose à peu près partout en Europe et on constate que la même fonction (entretien d’un dialogue social de qualité sur le fonctionnement de l’entreprise) s’y décline dans des contextes institutionnels et culturels extrêmement différents. Les Suédois discutent peu ou pas, les Britanniques discutent beaucoup, en France on constate des disparités quant à la pratique de la GPEC selon les entreprises…
Pour revenir sur la question de l’anticipation et du temps, il est important de constater que le temps est la ressource rare. D’ailleurs il faudrait arriver à décomposer comment des mouvements économiques et sociaux continus que sont les mutations économiques engendrent des processus discrets de restructuration. Mais ce n’est pas le sujet. Sur comment en gagner ? Il y a un vrai examen à faire de la part des organisations syndicales françaises de la notion de « cogestion ». Cela ne signifie pas d’accepter la décision sans la discuter, mais plutôt d’acter que l’on est présent dans les endroits où la décision se discute, avec l’exemple des variantes allemande et suédoise (codétermination). C’est le moyen le plus efficace pour savoir ce qui se prépare au sein de la direction. Le terme d’ailleurs n’est pas le plus adapté : parlons plutôt de « processus de concertation ».
Deuxième réflexion : il faudrait quand même orienter les discussions vers l’avenir. L’expertise en France fait 80% de son chiffre d’affaires sur les comptes annuels Les 1200 experts environ que l’on compte auprès des CE ont des moyens d’investigation non négligeables de par le droit et de par leur propre compétence. Ne gaspillons pas cette masse critique de compétence et orientons la vers l’avenir. Et bien sûr cela vaut aussi pour le mouvement syndical en général.
Troisièmement la question des solutions: je me souviens d’avoir été dans la posture d’un expert qui annonce : « je ne vois pas bien d’avenir dans votre entreprise, votre métier va disparaître et je n’ai aucune solution ». Les experts doivent accompagner ce genre d’annonces de solutions. Pas d’alternatives à proposer si on ne les a pas envisagées à l’avance.
Elles peuvent être extérieures à l’entreprise : perspectives de développement territorial, mais elles résultent aussi, pour les salariés de l’organisation en amont de l’indispensable développement de leur droit à la mobilité.
 
Ewan Oiry (MCF Université de Marseille) : Effectivement la réflexion en amont sur la stratégie me parait la seule solution. La question sur laquelle je serais un peu plus nuancé est : quels sont les critères pour arriver à mettre en place un dialogue de qualité sur les alternatives ?
Les spécificités de la culture française font que le dialogue social y est particulièrement difficile :
· On ne se satisfait pas, contrairement à l’Allemagne par exemple, d’avoir pu s’exprimer : on veut avoir raison,
· Chacun s’estime le mieux placé et le plus légitime pour savoir ce qui est bon pour l’entreprise, ce qui affaiblit la légitimité des corps intermédiaires
· L’appel final, trop inéluctable, à l’Etat, fait perdre son intérêt au dialogue
· Le rapport à l’incertitude, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis par exemple (où on le considère de façon positive), est particulièrement tendu en France.
Face à ces constatations des pistes de solutions : la pratique de l’entretien annuel d’évaluation, quand il permet un vrai dialogue tout au long de l’année, en est une.
D’accord également pour la formation des délégués syndicaux mais aussi, de façon symétrique, pour les dirigeants.
Enfin, avoir à l’esprit que si la perte d’emploi est douloureuse pour les salariés elle l’est aussi pour l’entreprise, qui n’a pas conscience que le plan fait partir les meilleurs.
 
José Allouche : Pour respecter les contraintes horaires, merci à tous les deux de réagir sur l’ensemble.
 
Maurad Rabhi : sur ce que disait F. Bruggemann : oui, il faut que l’on avance vers les lieux où les décisions se prennent. Et l’évolution est réelle vers la normalisation de la présence des syndicats dans les CA (impensable il y a 10 ans pour la CGT), avec voix délibérative. C’est important même si ce n’est pas forcément là que se prennent les décisions.
Quant à la mobilité, une négociation est en cours sur les mesures d’urgence face à la crise et la CGT fait une proposition de congé de mobilité, choisie et sécurisée. Cette proposition est en discussion depuis 10 mois avec le patronat. La conception de la mobilité doit changer radicalement car vous ne pouvez pas laisser un salarié rester sur les mêmes fonctions pendant 30 ans sans une formation (il y en a encore) et le mettre en demeure au moment de la fermeture de se former. C’est tout au long de la vie qu’il faut concevoir la formation, pas dans l’urgence. Cela demande une autre approche. Accepter même l’idée que la formation aboutisse sur une évolution vers l’extérieur.
Pour ce qui est des spécificités du dialogue social en France, son amélioration passe au moins par le respect du partenaire. Ne pas considérer un salarié qui s’investit pour devenir délégué syndical comme quelqu’un à éjecter. Ne pas faire systématiquement et grossièrement obstacle à la diffusion des messages syndicaux…Arrêtons les certitudes et commençons à construire.
 
José Allouche : On pourrait poursuivre ce débat au sein de la Chaire au cours d’un espace temps plus conséquent. Nous allons réfléchir à une forme d’organisation le permettant. Merci pour votre participation.