22 septembre 2009 – Journée d’études suivie d’une soirée-débat « Sociologie du syndicalisme et restructurations »

La chaire M-A-I organisait le 22 septembre 2009 une journée d’études sur le thème « Sociologie du syndicalisme et restructurations » qui a permis de discuter autour de la présentation de sept contributions de chercheurs :

Guy GROUX, Directeur de Recherche CNRS, CEVIPOF, Sciences Po Paris « Syndicalisme et restructurations. Des années 1960 à nos jours : des paradigmes bouleversés ».

Solveig GRIMAULT, Chercheuse à l’IRES « La compétence syndicale »

Dominique ANDOLFATTO, Maître de Conférences en Sciences Politiques, Nancy Université, Chercheur associé au LISE (CNAM) « L’engagement syndical des jeunes postiers : déclin ou mutation ? »

Rémi BOURGUIGNON, Doctorant au GREGOR, IAE de Paris « Présence syndicale et transparence dans la conduite des restructurations : le rôle de l’hostilité idéologique »

Rachel BEAUJOLIN, Professeur à Reims Management School, Chercheur associé au GREGOR, IAE de Paris et François GRIMA, Maître de Conférences à l’Université Paris 12, Professeur affilié à Reims Management School « Mener la résistance contre un plan social : le cas des leader syndicaux ».

Cécile GUILLAUME, Maître de Conférences à l’Université de Lille 1, Chercheur au CLERSE et Sophie POCHIC, Chargée de Recherche CNRS, Centre Maurice Halbwachs, EHESS « Restructurations, dérégulation et renforcement des inégalités professionnelles : le cas du secteur de l’énergie »

Jérôme PELISSE, Maître de Conférences en sociologie, Université de Reims, Chercheur à l’IDHE Cachan « Séquestrations, grèves, bonbonnes… Eléments sur les pratiques syndicales dans les conflits du travail liés aux restructurations ».

 

Après une courte synthèse par Géraldine Schmidt des travaux de la journée, une table-ronde organisée en Sorbonne et animée par Jean Kaspar a permis de prolonger les débats avec les acteurs concernés, syndicalistes, dirigeants et experts. Une retranscription des interventions et débats de cette soirée est proposée ci-après.

      Jean Kaspar, Consultant en stratégies sociales, Vice-Président de l’Observatoire Social International, Ancien dirigeant de la CFDT
 

On ne change que ce que l’on connaît… Pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, décrypter les stratégies des grands acteurs et saisir l’importance des mutations économiques, sociales et culturelles auxquelles nous sommes confrontés, nous avons besoin de chercheurs. Mais nous avons aussi besoin d’acteurs, car il faut pouvoir utiliser cette compréhension collective pour faire évoluer le monde et le faire progresser en humanité. Je suis donc ravi d’animer cette table ronde autour d’un sujet qui pose des questions tout à fait redoutables. Action et négociation s’opposent-elles? N’est-il pas possible de trouver une articulation entre les deux? Comment trouver un point d’équilibre entre les logiques multiples – financières, économiques, organisationnelles, sociales, individuelles, collectives – qui s’affrontent dans les conflits actuels autour des restructurations? La régulation de ces logiques soulève, elle-même, de multiples interrogations. Celles qui concernent les stratégies de communication sont essentielles : l’information doit permettre de construire une connaissance partagée des problèmes à traiter. Par ailleurs, comment faire émerger une gouvernance d’entreprise qui permette de mieux prendre en compte ces différentes logiques? Quant à la place des partenaires sociaux, ceux-ci peuvent-ils être encore plus associés à la définition de la stratégie de l’entreprise et le veulent-ils réellement? On peut également s’interroger sur la nature de la négociation : s’agit-il de convaincre l’autre du bien-fondé de ses positions ou entrer dans un processus de co-construction? Enfin, cette problématique pose la question du lien de l’entreprise avec son territoire. Or, dans certains débats autour de projets de restructuration, le montant de la prime de licenciement semble avoir pris le pas sur la défense de l’emploi ou la reconstruction d’un avenir pour les salariés, comme si l’emploi devenait une simple marchandise…

      Guy Groux, Directeur de recherche, CNRS-CEVIPOF
 

Dans le contexte actuel de crise financière et économique, les restructurations sont perçues au travers de la situation des salariés qu’elles affectent. En effet, elles renvoient immédiatement à des problématiques de licenciement économique, de fermeture de site, de délocalisation, etc. Or, les restructurations n’ont pas toujours été cela. Dans la société de plein emploi des années 1970, Georges Pompidou mène une politique économique très volontariste, consistant à mettre en place la plupart des grands groupes industriels français que nous connaissons aujourd’hui, et remet de ce fait en cause un certain nombre d’acquis. Dans les années 1970 et 1980, avec le développement de la première crise économique, un autre type de restructuration apparaît et affecte les secteurs industriels traditionnels, tels que la construction navale ou la sidérurgie. Face à ces évolutions, les syndicats adoptent une attitude très différente de leur position actuelle : la CGT, d’une part, la CFDT, d’autre part, développent un syndicalisme de proposition, visant à mobiliser les compétences et expertises internes au syndicat pour avancer de véritables contrepropositions face aux stratégies patronales. Ces contre-propositions ne se limitent pas à des points spécifiques, mais peuvent concerner des pans entiers de la politique industrielle. A l’heure actuelle, le syndicalisme est très dépendant des contextes industriels et économiques internationaux, des logiques financières et productives qui se développent à différents échelons mondiaux. Il n’est plus forcément à même de produire une expertise autonome, mais est souvent réduit à des stratégies défensives. Cette situation s’explique peut-être par l’état du syndicalisme français, un syndicalisme très faible et divisé. Toutefois, depuis septembre 2009, ces stratégies défensives se développent dans de nombreux pays occidentaux, indépendamment de la situation de leurs syndicats. En France, ce mouvement apparaît en tension, voire en contradiction, avec les évolutions législatives survenues au cours des deux dernières années. Ainsi, la loi de janvier 2007 accorde, pour la première fois, aux syndicats et aux partenaires sociaux une sorte de prévalence en matière de production de nouveaux droits et la loi d’août 2008 sur la représentativité syndicale stipule que, à partir du moment où un syndicat est représentatif, il l’est dans la négociation et, par sa représentativité, il valide les accords collectifs. Par conséquent, dans le contexte actuel de crise, les syndicats sont acculés à des stratégies défensives alors même que le droit leur accorde des prérogatives très importantes. En revanche, le législateur, tant dans la loi de janvier 2007 que dans celle d’août 2008, n’a pas pris en considération un point tout à fait important : il est possible de renforcer les pouvoirs de négociation des partenaires sociaux à condition que soient bien prises en compte les ressources dont ceux-ci disposent, notamment en termes d’expertise. Pour pouvoir revitaliser la négociation sur des problèmes aussi complexes que les restructurations, il faut donc réfléchir au renouvellement des capacités d’expertise des syndicats, faute de quoi nous passerons à côté d’une question fondamentale, l’absence d’équité dans la négociation entre les partenaires sociaux.

      Christian Morel, Docteur en sociologie, ancien cadre d’entreprise

 

Les quelques observations dont je souhaite vous faire part sont tirées de ma vie professionnelle, au cours de laquelle j’ai été conduit à fermer trois usines, une appartenant au groupe Alcatel et deux héritées par le groupe Renault à la fermeture de l’entreprise Chausson. Dans le traitement de ces dossiers, j’ai toujours eu recours à la négociation, cette façon de procéder constituant une ardente obligation pour les entreprises qui m’employaient. Dans le cas d’ETG, filiale de Renault de 1 200 personnes, nous subissions conflits sur conflits, car les salariés se doutaient que l’entreprise n’avait pas d’avenir, ce que nous n’osions pas confirmer. En mettant en place un comité de réflexion paritaire, nous avons décidé de « jouer cartes sur table ». Les réunions, qui ont duré plusieurs mois, ont débouché sur l’engagement d’ouvrir officiellement des négociations sur la fin d’activité du site. Cette même filiale a connu une explosion de violence, à la suite d’un projet de licenciement d’un délégué du personnel qui avait frappé un agent de maîtrise. Pour mettre un terme à cette situation, il a été décidé d’entamer une négociation sur le non-recours à la violence, négociation ayant abouti à une déclaration signée par tous les acteurs. Enfin, lors de la phase finale de la restructuration, alors que je n’avais plus d’interlocuteur disposant d’une expertise, il ne m’a pas semblé judicieux de profiter de cette faiblesse syndicale. J’ai donc contacté un membre de la CFDT, un leader reconnu de la négociation de la fermeture des usines Chausson et représentant respecté par le personnel, pour lui proposer d’intégrer le comité de négociation. Ce choix, qui n’était pas une solution de facilité, a permis de faire aboutir le dossier, notamment grâce au rôle de pédagogue que ce permanent syndical a pu jouer. Même en ayant recours à la négociation, les discussions autour des restructurations sont toujours très conflictuelles. Aux conflits externes, entre la direction et les représentants du personnel, s’ajoutent des conflits internes à chacun de ces groupes d’acteurs. Ainsi, alors même que le projet de fermeture de la filiale avait été approuvé au plus haut niveau du groupe Renault, j’étais tenu de négocier avec une demi-douzaine d’interlocuteurs de la direction et, dans ce cadre, je rencontrais des oppositions. De la même manière, au sein des représentants du personnel, des conflits éclataient entre les cols blancs, qui souhaitaient récolter le plus d’argent possible, et les cols bleus, qui recherchaient avant tout la sécurité, mais aussi entre les Maghrébins et les non-Maghrébins ou entre les salariés issus de l’usine Chausson de Creil et les salariés issus des autres usines Chausson. Il a donc fallu gérer tous ces conflits, par une forme d’intra-négociation, pour obtenir une proposition globale. Par ailleurs, le temps est une ressource fondamentale. Certes, il est coûteux. Dans le cas d’ETG, par exemple, la filiale a enregistré pendant plusieurs années des pertes qui dépassaient le montant de la masse salariale. Payer les salariés à ne rien faire nous aurait coûté moins cher que de maintenir l’activité de l’usine! Mais le temps produit de la confiance, tout comme, inversement, la confiance peut réduire le temps. Nous pouvons citer, à titre de contre-exemple, les cas de fermetures dans lesquels des interlocuteurs sont parachutés avec pour objectif de régler le dossier en quelques semaines. Enfin, il faut prendre en compte la très forte résistance des salariés au reclassement interne et externe, avec mobilité géographique. La fermeture de l’usine d’Alcatel était en fait un déménagement : sur 130 salariés, seuls dix ont accepté la mobilité géographique. S’agissant d’ETG, le fait que nous puissions proposer à des collaborateurs âgés de 55 ans, qui attendaient une forme de préretraite, un reclassement dans le groupe Renault qui leur permettrait de rester en région parisienne a été considéré comme un casus belli. Lorsque nous avons créé une antenne emploi, nous avons même dû expliquer aux salariés et aux syndicats que cette création correspondait à une obligation légale. Même si ce n’est pas systématiquement mérité, on peut comprendre que certains responsables d’entreprise, qui ne respectent pas ces règles, puissent se faire bombarder d’œufs ou de tomates!

      Christian Larose, Vice-Président du Conseil Economique et Social et président de la section du travail
 

Il ne faut pas avoir peur des restructurations, même en tant que syndicaliste! Si, quand l’usine est morte, plus aucun dialogue n’est possible, les projets de restructuration peuvent être discutés. Il reste à savoir comment le faire. Tout le monde s’accorde à dire que ces discussions doivent survenir le plus tôt possible. Or, dans les conseils d’administration, on a tendance à écouter les représentants du personnel, puis à passer à l’ordre du jour, ce qui pose déjà un premier problème. Une direction incapable d’accepter la contestation de ces choix stratégiques est une direction en difficulté. Il faut donc accepter la possible remise en cause, par l’expertise, des choix qui sont arrêtés. Par ailleurs, on s’étonne de la radicalité de certains mouvements. Mais on ne respecte pas les gens. On les humilie trop; on les spolie trop; on ne prend pas le temps de discuter avec eux! La mondialisation exige d’aller vite : on voit donc les directions se débarrasser de leurs équipes de DRH pour faire appel à des « nettoyeurs », qui commencent par expliquer que le plan social doit être mené rapidement et avec moins d’argent. La radicalité s’explique par la brutalité des plans de sociaux alors que, dans le même temps, certains se servent! Certains dossiers de plans sociaux finissent devant la justice parce que des obligations élémentaires, comme les propositions de reclassement, ne sont pas respectées. En un an et demi, j’ai gagné cinq procès, pour un montant de quinze millions d’euros. A chaque fois, les employeurs n’avaient pas respecté le code du travail et avaient présenté un plan sans reclassement. Désormais, ils ont compris et proposent des reclassements en Inde ou au Maroc! En matière d’accompagnement, la situation n’évolue pas. Les cellules de reclassement continuent à trouver des solutions pour ceux qui sont les plus faciles à reclasser et à laisser les autres aux bords de la route. On propose des formations professionnelles à des personnes qui, à 50 ans, n’ont jamais fait un stage ou évolué de catégorie professionnelle. Dans un tel contexte, il ne faut pas s’étonner que les salariés préfèrent des primes ou des préretraites. Ces exemples démontrent que le dialogue social ne fonctionne pas. Les directions veulent bien des syndicats pour discuter des questions d’accompagnement des salariés et de mise en oeuvre des plans sociaux, mais pas pour contester les choix stratégiques qu’elles prennent. Dans le même temps, les salariés obtiennent plus en optant pour des procédés comme la séquestration ou les menaces aux bouteilles de gaz. Enfin, l’inégalité devant le licenciement est importante : les contreparties varieront énormément selon que le salarié travaille dans une PME ou dans un grand groupe. Quand les employeurs prennent le temps de la discussion et de la compréhension, les dossiers se gèrent d’une toute autre manière. Les salariés sont capables de comprendre la situation dès lors qu’on les respecte. Par ailleurs, certaines pistes doivent être étudiées pour éviter que les représentants du personnel soient démunis devant les choix stratégiques : le droit de véto des comités d’entreprise, les moyens accordés aux comités de groupe européen, la prise en compte de l’avis des experts. Enfin, la situation difficile dans laquelle nous sommes est aussi liée au fait que certaines grandes questions ne progressent pas. Il faut traiter des problématiques telles que la sécurisation des parcours professionnels et la formation : ces dispositifs sont les mieux à même de préparer les salariés aux chocs, aux changements et aux évolutions.

      David Fonteneau , Directeur des relations sociales du groupe SPIE
 

Mon intervention est fondée, non pas sur mon expérience au sein du groupe SPIE, qui se porte très bien, mais sur l’expérience que j’ai acquise par le passé en pilotant d’importants projets de restructuration, notamment pour le compte du groupe GIAT Industries. De mon point de vue, certains projets peuvent être partagés entre partenaires sociaux et d’autres ne peuvent pas l’être. Si le point d’équilibre est assez rapidement atteint quand il s’agit de discuter d’intéressement, de participation ou d’accord sur le dialogue social, il n’en va pas de même pour un projet de restructuration. Le plan émane de l’employeur, d’ailleurs plus souvent de la Direction Générale que de la DRH, et les représentants des salariés y sont associés sur un unique point, l’aménagement des conséquences sociales. En situation « normale » de négociation, les rapports sont facilités car le sujet traité ne remet en cause ni les salariés ni l’équilibre de l’entreprise. Face à une restructuration, emportant des conséquences nettement plus brutales, chacun aura tendance à reprendre son rôle : la DRH reviendra à sa position d’employeur et les organisations syndicales à leurs directives nationales. Par ailleurs, du fait de la faiblesse actuelle du syndicalisme, il est impossible pour un syndicat d’adhérer à un projet de restructuration d’entreprise sans courir un risque très important en matière électorale, ce qui fournit une raison supplémentaire de désaccord. Par conséquent, dans une telle situation, chacun reprend son code du travail et utilise tous les moyens à sa disposition : recours à la grève, au blocage, à la séquestration, du côté des salariés, et, du côté de l’employeur, limitation du débat aux conséquences sociales, puisqu’un désaccord sur la situation économique n’annulera pas le plan de sauvegarde de l’emploi. Ces projets sont donc mal perçus par tous les acteurs parce qu’il est impossible qu’ils aboutissent à un accord. Pour éviter ces crispations, une solution existe, les négociations à froid. Il est effectivement difficile de calmer un débat passionné pour faire émerger le point essentiel : si la confrontation demeure sur le bienfondé de la restructuration, il est impossible de discuter des conséquences sociales, ce qui n’empêchera pas pour autant le projet de se faire. Les accords de GPEC, dispositif datant de 2005, encore faiblement implanté, mais en développement, prévoient un volet facultatif qui permet de négocier à froid les conséquences sociales de difficultés que l’entreprise pourrait rencontrer après la négociation. Il est évidemment plus facile de discuter et d’arrêter des mesures quand il n’y a pas de difficultés économiques, quand la DRH ne subit pas la pression de la Direction Générale et les représentants syndicaux ne subissent pas celle des salariés. Le dispositif fonctionne; il ne nuit pas aux droits des organisations syndicales; il clarifie et facilité le débat; il évite le recours, tant par le personnel, que par l’employeur, à des actions inappropriées. Dans une situation où les syndicats sont en position de faiblesse et, par conséquent, n’ont pas d’autres solutions que de se battre bec et ongles contre les projets de restructuration, il offre une solution à laquelle je crois beaucoup. Le cas de GIAT constitue un contre-exemple de la radicalisation des discussions en situation de restructuration. J’ai intégré GIAT Industries, en tant que Responsable des Relations Sociales, alors qu’un plan d’environ 3 000 suppressions de postes avait été négocié, mais n’était pas déployé. L’ensemble de la fonction Ressources Humaines s’étant elle-même intégrée au plan, je me suis retrouvé avec un important projet à mettre en oeuvre, sans connaissance du terrain et de l’historique, alors que les organisations syndicales maîtrisaient parfaitement le sujet et bénéficiaient d’une très forte implantation. Comme indiqué précédemment, il n’était pas envisageable de leur demander de reconnaître le bien-fondé d’une opération qui modifiait totalement l’organisation de l’entreprise. Nous leur avons donc proposé de travailler sur l’amélioration des conséquences sociales, en nous fixant pour objectif qu’aucun licenciement ne demeure sans solution de reclassement. Pour que ce projet aboutisse, nous avons été contraints – direction et organisations syndicales – de jouer un double jeu, chacun maintenant des positions officielles très fermées tandis que, pendant les deux ans de mise en place du plan, les réunions officieuses se multipliaient. Nous n’avons pas pu faire autrement et c’est là que réside justement l’aberration du système actuel. Pour conclure, je voudrais vous faire part de deux remarques. D’une part, s’agissant du reclassement, c’est le code du travail qui nous oblige à proposer des solutions de reclassement absurdes. Ainsi, par exemple, il nous contraint à proposer le même poste avant et après le licenciement, y compris à l’international. Peu importe que ce poste soit sans intérêt et mal payé, et que le salarié l’ait déjà refusé! D’autre part, le recours aux experts est parfaitement normal. Mais, en pratique, on ne retrouve, selon la couleur syndicale du secrétaire du comité d’entreprise, que les cabinets Secafi et Syndex. Ces structures sont bien des cabinets d’experts, en l’occurrence d’experts-comptables, mais elles ont souvent tendance à outrepasser le rôle que le code du travail leur a attribué.

      Hervé Lassalle , Représentant syndical national CFDT, Alcatel-Lucent
 

La stratégie de l’entreprise est au coeur de ce débat puisqu’elle est à l’origine des restructurations. Qui décide? De quels pouvoirs disposent les représentants du personnel, notamment dans une entreprise mondialisée? Dans le cas d’Alcatel-Lucent, groupe implanté sur plusieurs continents, les décisions, dont certaines sont susceptibles d’engendrer des restructurations, sont prises par un « messie », assisté de son conseil d’administration et, éventuellement, de son comité exécutif. Nous avons l’impression que les choix « tombent du ciel », qu’ils ne sont pas négociables et que notre rôle se résume à accepter les suppressions d’emplois, les délocalisations ou les disparitions d’activités en essayant de négocier les meilleures conditions sociales possibles pour les salariés licenciés. Cette situation soulève des questions quant à la gouvernance d’un groupe et au poids des représentants des salariés au sein du conseil d’administration. Par ailleurs, nous travaillons sur des cycles de vie très courts. Chaque trimestre, les résultats d’Alcatel-Lucent sont décortiqués par la sphère financière, qui juge de la bonne santé du groupe et de la pertinence de sa stratégie. De nouveau, nous n’avons aucune prise sur ces éléments. Nous sommes ensuite confrontés au problème de l’enchaînement des plans de restructuration. Ainsi nous avons connu une période « cœur de métier », qui nous a conduits à nous délester de toutes les activités qui n’étaient pas liées aux télécommunications, ainsi qu’une période « entreprise sans usine », qui a abouti à une externalisation de la production. Cette succession de restructurations entraîne un délitement de la confiance accordée aux stratèges. Il est d’autant plus difficile de discuter de stratégie que, dans un grand groupe mondialisé, le paysage syndical est très disparate. Si nous pouvons communiquer avec nos confrères européens, confrontés à des problématiques à peu près comparables aux nôtres, nos collègues d’Amérique du Nord ne disposent d’aucune représentation avec qui nous pourrions entrer en contact et, en Chine, l’organisation syndicale est le bras armé de la direction. Dans un tel contexte, le dialogue est impossible. Un plan de restructuration engendre toujours une première réaction, le refus, car, dans une entreprise telle qu’Alcatel-Lucent, il ramène automatiquement à la problématique de l’emploi et de sa répartition entre les bassins d’emploi. Pour redresser un groupe, certaines directions semblent se limiter à une seule stratégie, celle de la réduction des coûts. Quand 80 % de l’effectif est composé d’ingénieurs et de cadres, cela revient à réduire la masse salariale et, dans une structure mondialisée, à gérer des mouvements entre pays high cost, middle cost et low cost. On restructure donc dans certains pays tout en augmentant les effectifs dans d’autres. Nous avons du mal à reconnaître le bien-fondé de ces stratégies. Une restructuration doit de plus apporter des résultats. Or, depuis 2005, nous en sommes au quatrième plan de restructuration mondial et le groupe ne s’en porte pas mieux. Il faut certes prendre en compte des éléments de contexte et je reconnais que certains choix étaient nécessaires. Mais de nouveaux plans sont annoncés et, effectivement, nous sommes tenus de négocier les mesures d’accompagnement plus rapidement et dans le cadre de budgets en baisse. Si nous connaissons des périodes de mobilisation importante, nous ne limitons pas notre action à une stratégie défensive. Mais, en matière de dialogue social, se pose la question de l’accès au directeur général ou au président, ces dirigeants ne se présentant plus devant les instances représentatives du personnel. Cette mission, qui apparaît un peu comme un exercice obligé, est assurée par des adjoints dont les discours généralistes pourraient s’appliquer à n’importe quelle multinationale. Les instances sont informées des décisions prises, sans discussion possible en amont. S’agissant des négociations à froid évoquées précédemment, nous ne pouvons pas promouvoir une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences auprès des salariés si, dans le mois qui suit, un plan de restructuration entraînant 5 000 suppressions d’emplois dans le monde est annoncé. En définitive, nous ne travaillons jamais « à froid » et la direction est incapable de nous présenter un semblant de stratégie sur deux ou trois ans. C’est pourquoi, sur le dossier de la GPEC, nous avons quitté la table des négociations. En revanche, les organisations syndicales sont aussi forces de proposition. La CFDT, majoritaire dans l’entreprise, travaille facilement en mode intersyndical et l’Europe peut être citée dans ses sujets de prédilection. Nous estimons que le groupe Alcatel-Lucent est, avant tout, un groupe européen et nous nous interrogeons sur les actions mises en place par l’Europe pour protéger ses salariés, en particulier dans notre secteur fortement concurrencé. Nous travaillons donc sur des propositions en matière de régulation économique.