12 oct. 2010 : Réflexion autour des pratiques de gestion des mutations dans les entreprises européennes

Frédéric Bruggeman, directeur de Amnyos Mutations Economiques, anciennement chez Syndex.
Bernard Gazier, enseignant-chercheur, professeur d’économie à l’Université Paris I.

Mon sujet, initialement, était les politiques de l’emploi. Lorsque j’ai commencé mes activités de recherches, c’est 1975, c’est-à-dire juste au moment où le chômage de masse a commencé
à apparaître puis à s’implanter en France et en fait je me suis dit c’est un défi collectif, il faut regarder si on peut faire quelque chose.
Ce n’est pas réglé aujourd’hui, et cette espèce d’échec collectif motive mes travaux : il faut véritablement chercher des perspectives actives, innovantes, sur des problèmes aussi graves
que ceux-là. A partir de 1995, j’ai pu travailler non pas tant sur les politiques de l’emploi, c’est-à-dire ce que l’état fait concrètement pour aider les chômeurs, mais travailler beaucoup
plus globalement sur une perspective de réforme du marché du travail. Et cette perspective de réforme du marché du travail porte un nom : les marchés transitionnels du travail. Pour
simplifier, c’est la flexicurité, mais en mieux… Cela reprend un certain nombre d’éléments positifs dans une idée de flexicurité, mais en les intègrant dans une perspective mieux fondée
et moins vulnérable à certaines critiques qui ont largement affaibli la flexicurité. L’idée des marchés transitionnels du travail, c’est évidemment l’idée d’organiser des transitions. Et parmi les transitions les plus difficiles, les plus destructrices du tissu social, et parfois des destins individuels, il y a évidemment les restructurations. Finalement, les restructurations sont pour moi un point d’application privilégié de la réflexion sur les transitions.

Frédéric Bruggeman
On va aborder rapidement quelques éléments de contexte et puis présenter un travail que l’on a fait, la European Restructuring Toolbox..
L’Europe s’est toujours intéressée aux restructurations. Littéralement, elle s’est « créée » là dessus. Le traité CECA, Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, a eu comme
programme très rapidement de restructurer la communauté européenne du charbon et de l’acier. Il y a plus près de nous une directive de licenciement en 1975. Il y a toute une série de
programmes communautaires sur la sidérurgie, Resider, sur la naval, Renaval, sur le charbon, Rechar, sur le textile, Retex, etc. Et les programmes Konver et Adapt…. Il y a un grand tournant avec le rapport Gyllenhammar, du nom du patron suédois qui le pilotait, qui dit qu’il faut absolument qu’on ait une gestion active du changement et qu’on cesse de s’intéresser uniquement à la gestion à chaud de l’acte de restructuration. C’est un véritable pivot. Dans la foulée va se créer l’European Monitoring Center on Change, en 2001, directement
issu du rapport Gyllenhammar, qui existe toujours et qui produit régulièrement des informations à la fois méthodologiques et pratiques sur les restructurations en Europe.
En 2005 est créée la Task-Force Européenne, qui est une sorte de mission interministérielle des mutations économiques version européenne, et donc un lieu de coordination entre
différents régimes sur la question des restructurations. Le FSE a lancé, entre 2003 et 2008, 47 projets européens sur les restructurations. Il en a fait une synthèse en 2009. Des séminaires ont été organisés par les partenaires sociaux.
Bref, il y a maintenant un ensemble de travaux qui existent et qui sont comparatifs à l’échelle européenne sur cette question des restructurations.Nous avons participé de façon plus modeste à trois d’entre eux : Le projet MIRE, un rapport en 2008 sur les restructurations en Europe, et le dernier né, dont on va vous parler plus précisément aujourd’hui, qui est la boîte à outils sur les restructurations. MIRE a donné lieu à une publication, que Bernard et moi avons coordonnée, ainsi que 17 chercheurs qui ont participé au projet pour lequel ils ont contribué.

Bernard Gazier
Je vais faire une parenthèse où l’on va parler de manière beaucoup plus directe d’économie. En effet, très souvent les restructurations sont vues comme des processus économiquement
complexes, qu’on subit, et puis ensuite on passe à autre chose. Et il me semble que l’on a un peu tendance à oublier que le rôle des variables économiques est en fait permanent dans les
restructurations.
Un petit rappel extraordinairement prosaïque. Vous savez sans doute qu’en économie il y a trois types de variables : les prix, les quantités et les qualités. Je crois qu’il faut toujours noter
ces variables, tout en remarquant que ces variables sur le marché du travail interagissent très souvent de manière un peu discrète. Je vais vous donner un exemple. Si vous baissez les salaires, c’est évidemment un ajustement par les prix. Si vous améliorez la formation des gens et que vous continuez à les payer pareil, alors c’est un ajustement de qualité. Mais c’est aussi, implicitement, un ajustement par les prix, puisque en quelque sorte, du travail de meilleure qualité coûte le même prix que du travail initialement de moins bonne qualité. Donc, c’est comme si le travail était moins cher. Les jeux entre prix, quantités et qualités sont des jeux qui peuvent être parfois indolores, parfois complexes, parfois au contraire très douloureux. Examinons deux schémas très rapidement, qui vous présentent un petit peu la façon dont ça peut jouer. Je remarque tout d’abord, qu’en fait, les trois choses jouent en même temps. Sur le marché du travail, le prix, c’est les salaires et le coût du travail. Les quantités, c’est évidemment les volumes de travail ou de travailleurs, si vous renvoyez des gens chez eux, par exemple des travailleurs immigrés, c’est un travail sur les quantités. Si vous faites du chômage partiel, c’est aussi un travail sur les quantités. Et puis la qualité, c’est soit la qualité du travail, soit la qualité des travailleurs. On a donc trois possibilités de choix. Ces trois possibilités logiques peuvent coexister avec une intervention, soit limitée, soit au
contraire importante de l’Etat dans les politiques de l’emploi dans ces dispositifs qui sont là pour aider les chômeurs, aider à la réinsertion, etc. On comprend très bien que si vous vous
reposez essentiellement dans une stratégie d’ajustement par les prix, cela veut dire que si par exemple il y a du chômage, on va laisser le marché du travail faire baisser les prix. Le travail
coûtera moins cher, donc en principe il y aura davantage de gens qui seront recrutés. Un petit peu comme sur une fin de marché quand il reste des choux fleur, les gens baissent les prix
jusqu’à ce que ça parte. D’ailleurs il y a des gens qui viennent exprès à la fin des marchés, n’est ce pas, pour profiter de ce moment de déclivité des prix. Cette comparaison vaguement insultante avec les travailleurs permet de comprendre que, oui, il y a une dimension prix dans cette affaire. Elle est complexe, il y a le coût, il y a la compétitivité, il y a des tas de choses. Mais en tout cas, si j’avais cette dimension là, c’est très facilement compatible avec un rôle limité de l’Etat. Laissez faire le marché, laissez les prix baisser et en principe ça ira mieux. Voici le type de logique qui est en cause. Evidemment cela permet de comprendre que cette case est remplie plus facilement que celle là, parce que si vous jouez sur les quantités, ou sur les qualités, alors là il faudra probablement d’autres interventions publiques qui viendront jouer un rôle important. Ici, nous sommes en fait dans les années 80. Nous sommes à un moment où une série de transformations concernant les restructurations n’ont pas encore eu lieu. Dans les années 80, vous avez un pays qui a en quelque sorte viré sa cuti libérale, c’est
l’Angleterre de Madame Thatcher. Ce qui explique qu’ici il y a peu de politiques de l’emploi. Ils paient moins de 1 % de leur PIB pour aider leurs chômeurs. Alors que dans d’autres pays,
c’est 3 %, parfois 4 et même 5 % du PIB. La différence d’implication publique est vraiment très très visible. On voir qu’apparaît ici ce qu’on appelle la prédominance des marchés du
travail externe, au sens où ils s’ajusteraient avec l’offre et la demande. Du coup on obtient ce qu’on peut appeler un régime de marché. Les prix, c’est quand même typiquement ce qui est
censé bouger sur le marché. Dans le régime anglo-saxon, vous allez avoir des leviers qui sont des leviers de marché. Le premier c’est les indemnités. S’il faut licencier des gens, on va
négocier sur le prix du licenciement. On va retrouver une logique de prix et qon va retrouver comme contrôle quelque chose qui est caractéristique de la logique des marchés, c’est le fait
que sur un marché vous faites ce que vous voulez, mais s’il y a de la discrimination, ça c’est pas bien, ça c’est pas possible. La discrimination voudrait dire qu’il y a des gens de catégories différentes qui sont traités différemment par le marché. Et ça c’est ce qu’il faut contrôler. Du coup, il y a un contrôle collectif très fort sur l’idée de discrimination. Et cela permet de comprendre que dans les licenciements économiques, vous avez un certain type de destin des travailleurs qui apparaît là.
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[…]
Frédéric Bruggeman
Vous dites que vous étiez chez ORACLE et que la mobilité n’y est pas la même que pour les logisticiens de La Poste. CE que vous dites, finalement, c’est que les logisticiens de La Poste
n’ont pas tellement de mobilité possible. C’est la même problématique sur les ouvriers de la filière automobile, les opérateurs de production. La mobilité est délicate. Si en plus l’usine est
à la campagne, bien éloignée de tout, c’est encore plus dramatique.

Amina Ra**** Groupe La Poste
Ce que je veux dire par là, c’est que le colis, est très très en dessous de l’opérateur automobile. Quelqu’un qui fait un tableau de bord va être vraiment de qualification. Le type
aux colis, il prend un carton et il le met dans un camion, c’est ça le travail, le tri de lettres. Il me semble que, sur ce type de population, on est très en deçà de la question de la
qualification ou de la compétence. On est sur la question de l’alphabétisme…

Frédéric Bruggeman
C’est la question des savoirs de base. Alors, deux réponses à cela. Des entreprises intègrent dans leur plan de formation des repérages des problèmes de compétences de base. Il y a une
dissimulation qui est une condition de survie pour un salarié qui a du mal à lire, du mal à écrire, etc. Il s’arrange pour que cela ne se voie pas. Et les responsables s’arrangent pour ne pas le voir. Puisqu’à partir du moment où il fait le boulot correctement, il n’y a rien à dire et il faut surtout ne rien toucher, parce que de toutes façons c’est très compliqué, et cela va coûter
cher. Il y a des entreprises qui ont des politiques volontaristes. Il y a aussi une région qui a mis en place un dispositif qui s’adresse à tous les citoyens de la région autour des compétences de base, le plus décentralisé possible, le plus proche possible du lieu d’habitation, avec en cinq ans un passage de 200.000 personnes dans les formations. Et avec un développement de
l’appétence ou une suscitation de l’appétence qui tourne autour de on vous forme ni à apprendre à lire, ni à apprendre à écrire, ni à apprendre à compter, on vous forme à ce que
vous voulez. Et à l’occasion de la formation aux recettes de cuisine, on vous aide à compter, à lire et à écrire ou à naviguer sur Internet pour aller rechercher des recettes.
Cela veut dire une chose très simple : il faut bien qu’on ait notre fonction trois : développer l’employabilité des salariés au travail. C’est quelque chose de permanent. On peut reprendre
l’agenda qui était celui de l’Europe sur lifelong learning, l’apprentissage tout au long de la vie. C’est bien une fonction que l’on a besoin de développer. Et je ne sais pas dire aujourd’hui
si c’est l’entreprise qui doit la porter toute seule, si c’est la région qui doit la porter toute seule. Je pense que ce serait plutôt une interaction entre l’entreprise et la région en fonction de
la taille de l’entreprise, d’un certain nombre de considérations. Ce peut être l’état, bien sur. Il a un rôle à jouer là-dedans. Les GRETA jouent un rôle d’ailleurs dans ces histoires là.
Je maintiens : redéfinition des responsabilités et, sans arrêt, articuler ces fameuses six fonctions, dont le développement de l’employabilité au travail. Sinon, il est condamné. Le
logisticien dont on parle, il est condamné. Ou bien il travaille toute sa vie à La Poste, ou bien le jour où il perd son emploi à La Poste, il n’en retrouvera pas. Donc, faisons quelque chose.

Jean-Pierre Aubert
Bon, compte tenu de l’ampleur de l’approche de nos deux amis, on pourrait continuer beaucoup ce débat parce que c’est passionnant et tout à fait fructueux. Mais c’est mon rôle de
l’interrompre pour que vous puissiez ne pas quitter la salle subrepticement et que l’on termine ensemble. D’abord, je voudrais finir par remercier, en notre nom à tous, en tout cas au nom de la chaire, nos deux brillants orateurs qui ont parlé de ce sujet que nous avons vécu pour beaucoup ensemble, au cours de ces vingt dernières années. Ce qui ne nous rajeunit pas, ni les
uns, ni les autres. Et je réduis d’ailleurs à vingt années pour pouvoir ne pas faire trop vieux et trop anciens combattants, pour finir ce propos.
Merci à vous tous d’être venus.